Analyse et Histoire Mouvements sociaux / Résistance

ALLONS-NOUS CONTINUER DE TROUVER ÇA NORMAL ?



Comme chaque matin depuis une semaine maintenant, mes yeux sont contraints de s’ouvrir avant le temps de sommeil qu’aurait souhaité mon organisme. La voix dépassée de ma mère face à la dispersion de mon frère de sept ans devant ses cahiers de leçons pénètre aisément dans la chambre juxtaposée au salon, séparée de lui par une simple double porte coulissante cassée. Mon frère de dix-neuf ans avec qui je partage la pièce grommelle sur son matelas une place, posé au pied de mon lit.

Eh non ! Point de jardin pour apprécier mon premier café soluble de la journée. Comme pour ces centaines de familles que je devine derrière les fenêtres de ces tours HLM lorsque je fume ma cigarette sur le balcon, supporter le confinement sera matériellement et psychologiquement moins aisé que dans une maison secondaire à Saint-Brévin-les-Pins.

Première inégalité face à cette crise sanitaire qui ne fait que les rendre toutes plus visibles encore. Plus visible ainsi le devoir pour les dominés de changer l’imaginaire de notre société.

La nécessaire politisation de cette crise sanitaire

Il ne m’aura pas fallu plus de quelques jours pour penser cette crise en termes politiques. Avant ça, je dois reconnaître avoir d’abord été soumis à mes émotions, primaires et concrètes, face à l’annonce du confinement. Comme si la peur pour la santé de mes proches annihilait toute réflexion critique sur la gestion de la crise par nos « représentants ».

Je me suis surpris à frissonner à l’écoute du premier discours de notre chef de guerre, dont les convictions économiques qu’on lui connait semblaient flancher – on a même parlé, hâtivement, d’un « virage à gauche ». Ému, la gravité de la situation m’a d’abord presque fait croire en la nécessité d’un front commun de tous derrière l’appareil d’Etat. La santé est apolitique pensais-je. L’entreprise de dépolitisation de l’imaginaire néolibéral aurait-il eu raison de moi ?

Pas longtemps en tout cas. La peur a rapidement laissé place à ma haine habituelle. Exacerbée, quand je constate l’énergie déployée par le patronat et ses sbires En Marche pour « sauver » l’économie – leurs économies – quand on prend conscience partout qu’il faudra rester chez soi et limiter au maximum les interactions sociales pour ne pas risquer de se voir contaminer par un virus mortel.

L’anaphore de la guerre apparaît alors moins ridicule quand on comprend qu’il y aura bien des gens sacrifiés au front, les mêmes, toujours les mêmes. Dans l’intérêt des mêmes, toujours les mêmes.

Ainsi, pendant que les cadres télétravaillent gentiment et qu’on voit fleurir des tweets nous annonçant que tel ou tel bourgeois a été testé positif ou négatif au virus, livreurs, ouvriers d’usines et du BTP et les autres sont en première ligne, dehors, pour continuer de servir les premiers, sans protections adéquates pour la plupart. Les SDF, migrants, prisonniers, qui ne sont riens aux yeux de nos gouvernants, le sont encore moins en période de crise sanitaire.

Les personnels soignants, qui depuis des années alertent contre la destruction de l’hôpital public par les gouvernements successifs, halètent face aux manques de protection, de lits, de personnels. Ces héros en blouse blanche rémunérés en applaudissements quotidiens par les mêmes qui ont votés pour cette destruction. Destruction amorcée par la mise en place, depuis 15 ans et comme dans l’ensemble des entreprises et services publics, d’un mode de management basé sur le rationalisme économique quantitatif.

La santé aussi doit rapporter, au détriment des gens qu’on enterre présentement, faute de places et de personnels. Croyez-vous que les plus de 600 médecins à avoir porté plainte contre notre Premier ministre et notre ancienne ministre de la santé pour négligence coupable n’ont que ça à faire en ce moment ?

Un ennemi invisible ? Vraiment ?

« L’ennemi est là, invisible, insaisissable, il progresse » nous dit Macron, qui bien malin, rejette l’entière responsabilité de nos morts présents et futurs sur un virus insensible contre lequel il n’y aurait finalement rien à faire. Pourtant, les choses auraient pu être faites sans la gouvernance managériale de lui et ses semblables prédécesseurs. L’ennemi c’est eux. Bien que noyés dans ce « eux », ils ne sont ni invisibles, ni insaisissables mais ont un nom, une adresse. Les morts qui, faute de moyens suffisants dans les hôpitaux, se multiplieront, ce sont eux. Ce sont eux, qui en voulant limiter les effets économiques de la crise envoient à la mort tous ces travailleurs non-confinés.

Ce sont eux aussi qui, cet été, prendront des vacances au soleil quand se seront les salariés qui mettront les bouchés doubles pour de nouveau rattraper leurs erreurs et leur système. Car oui, le ministre des comptes publics demande tout à fait sérieusement aux salariés de poser leurs congés payés pendant le confinement pour pouvoir travailler davantage une fois la crise terminée. Usul dira très justement qu’on « paie en vies humaines quelques points de PIB ».

L’assurance dégueulasse des dominants n’a donc pas de limite, il serait temps de les poser et de ne plus trouver ça « normal ».

Un temps pour la prise de conscience

Il est peu de dire que la période actuelle, et plus encore l’après, sera un terreau plus fertile que jamais pour changer de paradigme. Le confinement a pour vertu de nous permettre la remise en question, la prise de conscience, et elles arrivent toutes en même temps.

La conscience que la « vie active » nous éloigne de nos proches quand les liens se retissent en ce temps d’enfermement, la conscience que le processus de création apparaît moins difficile à surmonter quand il n’est pas soumis à l’approbation d’une autorité mais qu’il est fait pour le plaisir personnel. La conscience qu’une réduction extrême des déplacements en voitures, en avions redonne de l’air à notre planète malade. La conscience finalement que la société et sa marche en avant néolibérale nous privent quotidiennement de notre réelle liberté.

Il est ainsi venu le temps de prendre conscience de la lutte qui se joue. Détachons les mots des concepts marxistes si cette philosophie effraie mais prenons conscience qu’il y a un « eux » et un « nous », et que ce « eux » ne sont que 3%. Nous, les 97%, aurions tout intérêt à un changement radical. S’il faut souvent être militant de gauche pour être conscient du lien plus subtil et indirect (quoique) entre le système capitaliste et les morts en temps « normal » (accidents du travail, alcoolisme, dépression, suicide, maladies…), osons espérer que le lien sera établi plus directement à l’heure où l’on décompte tristement les morts quotidiennement au 20h.

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