Analyse et Histoire Luttes paysannes / Autonomie alimentaire

Paysan.nes végan.nes, un horizon désirable ?



L’évènement « Réenchanter les polycultures élevages » est l’occasion de partager quelques brins d’analyse sur les interactions entre les agriculteur.trices, notamment les éleveur.euses, et les animalistes.

Cet article est une tentative de réconciliation entre des paysan.nes et des végan.nes qui s’écharpent sur le terrain de l’élevage, mode de vie pour les un.es, lieu de lutte contre l’oppression pour les autres.
Cet article ne s’attarde pas sur l’élevage industriel et ses camps de concentration pour les non humains, devenus des objets noyés dans les chiffres du capitalisme. Il s’agit ici de discuter de l’oppression exercée par un groupe de vivants dominants, les humains, sur d’autres communautés de vivants, du déni de leurs intérêts qui commence dès que l’on décide du sort d’un animal, de son habitat et de sa fin vie.
Cet article utilise parfois le langage de l’écologie scientifique dont les termes employés sont définis dans un glossaire indiqué par l’item (8).
Enfin, cet article reconnaît la sensibilité du sujet de l’élevage qui est incrusté dans nos cultures (paysannes) et charrie de nombreuses émotions. Il ne s’agit que d’un condensé d’idées, fortement inspiré de l’ouvrage Dans l’œil du crocodile de Val Plumwood [1], qui a pour vocation à être développé et âprement débattu.

Domination et oppression des animaux non humains

La place des animaux autour de nous, dans nos vies et nos alimentations, comme la façon de produire notre nourriture, est un sujet politique, source de conflit, de débat et de progrès.
Et faire politique c’est aussi justifier les inégalités. Mais qu’elles sont donc les justifications pour asservir les animaux, notamment pour notre alimentation ? La suprématie humaine, l’indispensable viande pour notre santé et le plaisir gustatif qu’elle nous offre, la place évidente des animaux dans nos cycles de production agricole, la culture gastronomique et les traditions ancestrales ou bien le lien que nous souhaiterions maintenir dans la chaîne alimentaire ? Si certains de ces arguments peuvent être balayés d’un revers de mains, d’autres méritent d’être débattus.
L’exploitation des animaux relève de l’oppression d’immenses communautés qui ne savent se faire entendre dans nos cercles de décision. Elle a longtemps reposé dans les sociétés occidentales sur la simple nécessité de se nourrir au mieux. La polyculture élevage était ancrée dans les cultures, et à l’origine de l’alimentation. Cette paysannerie existe encore aujourd’hui et est souvent dressée, à juste titre, comme rempart à l’agro-industrie et ses pratiques écocidaires. Elle s’attelle parfois à améliorer les conditions de vie des animaux d’élevage, à sérieusement réfléchir à élever dignement les êtres que nous souhaitons consommer. Mais malgré toutes ces bonnes intentions, appréciées par bon nombre d’animalistes (8), la mise à mort reste le principal horizon pour ces animaux.
Les animaux d’élevage, comme les sauvages, ne bénéficie pas des avantages que nous octroyons aux animaux domestiques, ils échappent au contrat humain [1] et c’est ainsi que nous nous permettons de les contraindre et les tuer pour utiliser leur corps à notre convenance. Les langages et vecteurs de communications des autres êtres vivants nous échappent très largement. Même si l’on s’intéresse de plus en plus à ce sujet, nous sommes bien loin de devenir pleinement receptif.ves et attentif.ves à la myriades de messages émis par la foule de communautés vivantes qui nous englobe. Il semble donc difficile de voir un jour arriver sur la scène politique des représentant.es animaux.les pour défendre leurs intérêts propres. Certain.nes d’entre nous pourraient néanmoins jouer le rôle de diplomate [2] qui chercherait à concilier les modes de vie, parfois contradictoires, des différentes communautés, humaines et non humaines, présentes dans un même biotope (8).

Animalisme écologique

Si le véganisme ontologique présente un projet radical, l’abolition universelle de la domestication et de l’élevage, l’animalisme écologique [1] adopte une posture semi végétarienne et propose d’envisager de multiples liens entre les humains et les autres animaux, des relations de coopération, comme la symbiose et le mutualisme (8), qui tranchent avec les rapports habituels de prédations et de parasitismes [1]. Il s’efforce d’intégrer les identités humaines dans les sphères de l’écologie (8) et de l’animalité. Les intérêts des communautés humaines s’expriment alors différemment selon le territoire qu’elles occupent et les potentiels que ce dernier leur présente. Il s’agit d’une contextualisation écologique qui explique l’existence de diverses cultures, mode d’alimentation et formes d’oppressions selon le territoire observé [1]. L’élevage et la chasse prennent ainsi des sens différents à travers le monde. Même en France, un régime végétalien sans importations conséquentes semble inadapté à certaines régions, en montagne par exemple. Dans l’optique d’un végétalisme généralisé, faudrait il faire une croix sur l’autonomie alimentaire de certains territoires que l’on voudrait continuer d’occuper, ou bien tout simplement les déserter faute de pouvoir s’alimenter complètement par les productions locales ? Mais il s’agit peut être d’une question épouvantail car de très nombreuses régions françaises, pour parler de ce que l’on connaît un peu, seraient en mesure de produire toute la nourriture végétale nécessaire à l’alimentation saine de leur population, et il ne s’agit pas non plus de supprimer tout échange entre territoires. Il faut aussi préciser que l’animalisme écologique n’adopte certainement pas la perspective biologisante, si chère à certaine branche de l’extrême droite [3], selon laquelle un territoire ne pourrait être habité de manière durable que par une communauté humaine et sa culture originelles, qui seraient en accord biologique avec le biotope occupé.
L’animalisme écologique a également le mérite de ne pas systématiquement opposer les paysan.nes et les défenseur.es des animaux. En mettant au cœur des réflexions le respect des intérêts de toutes les communautés vivantes et de leurs interactions sur lesquels repose l’équilibre dynamique (8) de leur écosystème (8), l’animalisme écologique permet par exemple un débat autour de l’agroécologie (8) entre les cultivateur.trices et les vegan.nes (8), une discussion autour de pratiques qui cherchent à faire coopérer les populations d’espèces différentes vivant dans et autour d’un même agrosystème (8). Dans ce cadre, le rapport aux animaux d’élevage pourrait ainsi être abordé sous l’angle de la paysannerie communicative [1] qui invoque l’écoute profonde des paysan.nes aux messages subtils de leurs animaux pour en comprendre leurs intérêts, et répondre à leurs besoins mais aussi leur permettre d’accéder à leurs désirs. Les animaux sont les seuls à vraiment savoir ce qui leur est essentiel en terme d’habitat, c’est à dire le territoire de vie qui leur offre les ressources nécessaires au déploiement de leurs potentialités ontologiques (mobilité, sociabilité, reproduction, transmission, émotions…). Même sans être autoritaire et en faisant preuve de bienveillance, priver un être vivant de ces ressources revient à l’opprimer.

Alliance plus qu’objective

Si le terrain de l’élevage demeure conflictuel, d’autre sont plus fédérateurs. Il en va ainsi des luttes contre l’accaparement des terres et des ressources, la privatisation de l’eau, l’artificialisation et la destruction des sols, l’extermination d’écosystèmes, la financiarisation de l’alimentation, la production polluante de nourriture malsaine ou encore contre la fascisation de l’écologie. Ce corpus de combats rassemble une masse significative d’individus hétéroclites provenant de sphères sociales et politiques variées mais qui partagent l’ambition commune de transformations radicales et progressistes de nos société, de gauche donc. Il semble que les paysan.nes et les animalistes devraient pouvoir s’allier autour de mots d’ordre communs pour les reprises des terres, la gestion collective de l’eau, l’autonomisation de la production alimentaire, la préservation des écosystèmes et des intérêts des populations qu’ils abritent. Les sujets qui feraient d’elleux des allié.es objectifs sont bien plus nombreux que les points de discorde, reste à ne pas faire de ces points des lignes rouges qui couperaient court à tout rapprochement. Les Soulèvements de la terre [4] est un mouvement qui rassemblent des dizaines d’organismes, et des milliers de sympathisant.es déterminé.es lors de ses actions, pour créer les conditions d’un basculement radicale vers des modes de productions alimentaires soutenables et résilients, en luttant contre la filière agro-industrielle et son agriculture extractiviste. Il s’agit d’une agitation politique puissante et joyeuse qui serre les coudes des paysan.nes et des animalistes. Des éleveur.euses sont par exemple nourri.es par des cantines végétaliennes (8) lors des rassemblements des SdT, ielles embrassent alors une cause commune qui rend conciliable leurs désaccords intimes. L’idée n’est pas d’éluder la question de la souffrance animale et de l’élevage, mais de vivre conjointement des combats qui nous ferons comprendre à quel point nos modes d’existence souhaités sont semblables.

Perspectives conciliantes

Un des arguments les plus pertinent pour attaquer le véganisme touche le modèle agricole. Se passer complètement des animaux d’élevage revient à se passer de fumier alors remplacé par du compost végétal pour l’amendement des terres. Si l’on trouve dans la littérature des techniques viables de culture sans fumier [5], il faut bien avouer que les exemples pratiques se font rares. L’agriculture véganne est quasi inexistante, elle manque de fermes expérimentales et est bien loin d’avoir une place respectée dans le monde paysan. Il revient aux végan.nes de devenir des paysan.nes animalistes et de démontrer la faisabilité de l’agriculture véganne, qui se doit d’être paysanne, intégrée dans le tissu social et écologique de son territoire.
Des alternatives intermédiaires sont également possibles. On peut en effet imaginer des formes d’élevage qui ne tuent pas les animaux domestiqués. Certain.nes éleveur.euses expérimentent par exemple la lactation longue qui permet de traire une mammifère pendant des années à partir d’une seule mise bas [6]. La femelle peut ensuite prendre sa retraite en gardant un statut social digne auprès du troupeau et de l’éleveur.euse. Le ou la petit.e accouché.e peut facilement intégrer le troupeau s’il s’agit d’une femelle, si c’est un mâle, il est à ce jour presque systématiquement envoyé à l’abattoir, mais on pourrait le mettre avec d’autres mâles, et/ou des individus d’une espèce différente, ou bien le stériliser.
L’élevage, le pâturage extensif plus précisément, est souvent cité comme indispensable à l’entretien des paysages, auxquels nous sommes nombreu.ses à attacher une forte valeur sentimentale et culturelle. La biodiversité (8) des prairies pâturées, et leur intégration dans les mosaïques d’écosystèmes, sont également des éléments positifs utilisés par les défenseur.es de l’élevage, elles disparaîtraient s’il n’y avait plus de pâturage. Faute de troupeau sauvage de grands herbivores, les successions écologiques (8) conduiraient en effet les prairies à devenir des friches, des bois, des forêts. Ces arguments sont tout à fait valides mais l’on peut malgré tout préciser que les écosystèmes qui suivent les prairies dans leur évolution sans pâturage, sont toujours très riches, différemment, en biodiversité et en biomasse (8). Un écosystème aux milieux hétérogènes présentera par ailleurs une plus grande biodiversité qu’un territoire homogène.
Faisons néanmoins l’expérience de pensée selon laquelle nous déciderions, après un ample débat démocratique évidemment, de préserver nos paysages par le pâturage et de continuer la production de lait mais sans tuer les individu.es des troupeaux. Il est évident que les troupeaux s’agrandiraient et qu’il faudrait nourrir des individu.es que l’on considère non productif.ves (les mâles, les retraité.es…). On sent immédiatement poindre les considérations économiques et il vrai que de tels élevages dans l’économie actuelle sont financièrement périlleux, si ce n’est insoutenables. Mais nous sommes cependant nombreux.ses à vouloir voir disparaître le capitalisme, ordre social inique et écocidaire. Une fois cette tache accomplie, libre à nous de devenir souverain.nes sur notre travail et l’économie, et de payer des berger.es en les libérant de la contrainte morbide d’envoyer à l’abattoir leurs animaux pour satisfaire le marché. A noter que dans cette histoire, nous mangeons éventuellement des produits laitiers mais s’en est finit de la viande. Ces berger.es toucheraient par exemple un salaire versé par des caisses, auto gérées et financées par des cotisations salariales, qui dissocierait leur activité de leur revenu [7], ce qui leur permettrait de conduire leur troupeau sans exigences de rentabilité financière, et donc de mise à mort. Ce modèle offrirait la possibilité d’en finir avec ces éleveur.es accablé.es d’envoyer à l’abattoir leurs animaux qu’ielles ont vu naitre, grandir, vivre et survivre, qu’ielles ont soigné, observé et aimé. On mettrait ainsi un terme à ce dissensus cognitif propre à l’élevage : je te soigne, je t’aime, je te tue, je te pleure.
Ce slogan est certe grossier et bien des éleveur.euses ne s’y reconnaîtraient pas, mais il met en évidence la difficulté d’assumer la mise à mort des animaux d’élevage. Quand bien même l’abolition de l’élevage serait l’horizon souhaité, il est évident qu’il ne serait atteint qu’après un long processus transformatif de nos société. Une des phase de ce parcours serait certainement d’assumer collectivement l’exécution des animaux consommés, d’apprendre ce qu’est l’élevage au-delà de l’imaginaire positif renvoyé par les images bucoliques d’animaux pâturant dans nos prairies. L’élevage maîtrise des vies et repose aussi sur la mort d’êtres vivants sentients (8). Nous manquons probablement de rituels et de récits pour porter collectivement la lourde charge de la mise à mort. S’il paraît difficile de transcrire des mythes amérindiens à ce sujet souvent mal pris en exemple, car ces peuples étaient autrement plus ancrés dans leur écosystème que nous le sommes aujourd’hui et étaient elleux aussi de véritables proies, nous pouvons nous inspirer de leur philosophie. Il nous appartient de fonder de nouveaux imaginaires qui nous enseigneraient l’indispensable respect pour les écosystèmes que nous occupons, les milieux qui nous nourrissent, les autres modes de vie en interaction perpétuelle et riches de millions d’années d’évolution, ces formidables équilibres dynamiques dont les résiliences (8) sont aujourd’hui délibérément détruites par les sociétés humaines. Les animalistes et les paysan.nes, qui ont des manières particulières d’entrer en relation avec les animaux qu’ielles cotoient, ont un rôle conjoint à jouer dans la création de ces utopies et la lutte pour les réaliser.

Sources

Logo : https://cahelma.fr/fanarts/furtif/
[1] Val PLUMWOOD, Dans l’oeil du crocodile, Wildproject, 2021
[2] Baptiste MORIZOT, Manières d’être vivant, Actes sud, 2020
[3] Antoine DUBIAU, Écofascisme, Grevis, 2022
[4] Manifeste, 2022, https://lessoulevementsdelaterre.org/
[5] Jenny HALL, Iain TOLHURST, Sans fumier, Carpelle, 2021
[6] Reporterre, Inès LÉRAUD, Avec l’élevage en lactation continue on peut se passer de l’abattoir, 2022, https://reporterre.net/Avec-l-elevage-en-lactation-continue-on-peut-se-passer-de-l-abattoir
[7] Laura PETERSELL, Kévin CERTENAIS, Régime général, Riot éditions, 2021
[8] Claude FAURIE, Christiane FERRA, Paul MÉDORI, Jean DÉVAUX, Écologie, Approche scientifique et pratique, Lavoisier Tec&Doc, 1998

Glossaire (source principale [8])

Agroécologie : approche systémique qui intègre les connaissances de l’écologie aux pratiques agricoles et s’appuie sur les bénéfices des interactions inter espèces afin d’optimiser les productions agricoles et préserver les écosystèmes.
Agrosystème : milieu artificiel simplifié à l’extrême créé et entretenu par l’Homme pour sa consommation.
Animalisme : courant de pensée qui s’appuie notamment sur les connaissances scientifiques pour défendre les intérêts des animaux en les intégrant dans les sphères de l’éthique, de la politique et de la culture.
Biodiversité : recouvre les diversités d’espèce, génétique et d’écosystème présentes dans un milieu.
Biomasse : masse totale de matière vivante d’un milieu à un moment donné.
Biotope : ensemble des conditions physiques et chimiques relativement homogènes sur une aire géographique donné à un instant t.
Écologie : étude des écosystèmes qui repose sur l’apport de nombreuses sciences pour expliquer les mécanismes de base du fonctionnement du monde vivant.
Écosystème : constitué de l’ensemble des communautés vivantes, la biocénose, en interaction dans un même milieu, le biotope, soumis à des conditions physiques et chimiques particulières.
Équilibre dynamique : en biologie l’équilibre parfait n’existe pas mais un écosystème fonctionnel peut cependant être résilient. L’évolution d’un milieu dépend de nombreux paramètres fluctuants qui interfèrent les uns avec les autres.
Mutualisme : association bénéfique pour tous les membres de l’association qui permet souvent de se procurer nourriture et défense contre les prédateurs.
Parasitisme : relation interspécifique dans laquelle un des individus de l’association, le parasite, vit au dépens de celui qui l’héberge, l’hôte, dont il tire la nourriture.
Prédation : relation d’exploitation où le prédateur doit pour vivre capturer un autre animal vivant, sa proie, auquel il donne obligatoirement la mort pour l’ingérer.
Résilience : capacité de retrouver un état stable après avoir subi une crise générée par une forte perturbation extérieure.
Sentience : capacité de conscientiser ses ressentis, d’avoir des expériences vécus. Un animal sentient a des émotions, ressent la souffrance et les plaisirs.
Successions écologiques : processus d’évolution naturel d’un écosystème gradué par des stades écologiques identifiés.
Symbiose : association durable nécessaire et à bénéfices réciproques, unissant des espèces à besoins complémentaires.
Véganisme : mode de vie et forme d’engagement politique qui refuse tout usage de produit d’origine animale pour réduire au maximum la souffrance animale et milite contre l’oppression systémique des non humains par les humains.
Végétalisme : régime alimentaire sans produits animaux (viande, poisson, œuf, lait…). Les végétalien.nes adoptent ce régime pour des raisons éthique, émotionnelle, environnementale et/ou de santé.

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